Nicolas Sarkozy a-t-il assisté et/ou participé à la chute du mur de Berlin le 9, ou le 10 novembre 1989 ? On pourrait croire cette question (posée par le décalage entre les affirmations de l’intéressé sur son compte Facebook, et les souvenirs et témoignages d’autres témoins) mineure, voire anecdotique. Du genre à terminer dans les petites colonnes du Canard Enchaîné, ou chez Stéphane Guillon. Pourtant, comme le sait le lecteur qui suit un peu les médias, et notamment les médias en ligne, il n’en est rien. Non contente d’avoir déchaîné les passions sur Internet, cette affaire a même réussi le tour de force d’occuper la une du site de Libération lundi et mardi, via plusieurs articles successifs. On parle ici d’un quotidien qui prétend représenter et défendre la gauche, et constituer une force d’opposition au gouvernement. Vidons d’emblée le «fond » du débat : on nous expliquera sans doute que cette histoire d’excursion à Berlin montée en épingle est une preuve irréfutable de la propension au mensonge du chef d’État, que « qui vole un oeuf, vole un boeuf’ », et que nous avons donc là un élément fondamental du procès à instruire en indignité morale du président de la République. A cela on rétorquera simplement qu’il y aurait pléthore d’autres sujets à traiter, infiniment plus importants, et surtout infiniment plus problématiques pour le « résident de la République ». Au choix : son bilan à mi-mandat, l’état inquiétant de la dette publique, ses liens avec la politique fiscale – liste que chacun complètera comme il l’entend. A se demander, au fond, si cette polémique berlinoise ne constitue pas une utile diversion.
Ce qui est intéressant, ici, est bien plus le mécanisme médiatique qui est à l’œuvre, que les faits mis en cause. Nous sommes en plein cœur d’un buzz, un événement sélectionné par l’opinion puis frénétiquement commenté par tout un chacun, cristallisant toutes les attentions pendant quelques heures, ou quelques jours. Le phénomène n’est pas inédit, mais il présente, dans la période actuelle, deux caractères nouveaux. Tout d’abord, il se produit avec une intensité et une régularité croissantes : l’interconnexion croissante des individus via les réseaux sociaux, l’internet mobile et l’information en temps réel, a pour conséquence une irritabilité accrue de l’opinion, prompte à s’enflammer beaucoup plus vite que par le passé. Ensuite, et c’est un changement aux conséquences beaucoup plus lourdes, les médias et commentateurs institutionnels ont une propension également croissante à se conformer à cette modalité de l’information. Autrement dit, à adopter un mode (et un contenu) de communication syncopé, fondé sur la réaction immédiate aux moindres soubresauts de l’actualité, et cherchant parallèlement à créer ces soubresauts, pour contraindre les autres acteurs à s’y plier à leur tour.
Nous voici donc entrés dans l’âge de la buzzocratie, ère informationnelle où le buzz règne en maître. Celles et ceux qui veulent en profiter formatent de plus en plus leurs prises de paroles comme des dépêches d’agence, cherchant le bon mot, la simplicité et l’absence de nuance, pour faciliter leur circulation et rendre plus probable (et aisée) la naissance d’un buzz ; c’est ce que j’appelle l’AFPisation de la parole publique. La buzzocratie pousse à l’AFPisation. L’AFPisation multiplie les buzz, et pérennise la buzzocratie : la boucle est bouclée. Voyons en quelques caractéristiques.
(1) Une buzz chasse l’autre. Il est donc fondamental de ne jamais s’endormir sur ses lauriers (un buzz réussi), et au contraire de produire, produire, et relancer des dépêches qui font buzz. Corollaire : on oublie très vite les buzz passés. En buzzocratie, on a tous une mémoire de poisson rouge. Exit la profondeur de champ ! Exit aussi les promesses politiques, dont la force est au minimum très amoindrie : qui se souvient encore des engagements pris un an auparavant ?
(2) Un buzz vaut l’autre (à une nuance près que l’on va voir). La buzzocratie AFPisée est un univers où l’information est unidimensionnelle : il est équivalent pour le président de la République d’avoir trébuché sur ses souvenirs personnels, ou d’avoir raté son demi-mandat. Une information = une information. Il n’est plus question de hiérarchisation ; les sujets essentiels ne se distinguent plus des épiphénomènes, ou de ce qui est de l’ordre du « incroyable mais vrai ».
(3) Certaines informations sont plus buzzogènes (propices à produire des buzz) que d’autres. En bref : plus c’est gros, plus on est dans l’extraordinaire, le sensationnel, le caricatural, plus on vise l’affect, plus ça passe. Une élucidation des arcanes du projet de loi de finances buzzera au mieux quelques heures ; la révélation des turpitudes d’un membre de l’entourage du président pourra en revanche rester à la surface de l’actualité plusieurs jours. Corollairement, on arrivera quand même à bien faire buzzer la loi de finances si on déterre un scandale sous-jacent.
(4) Le premier qui a dégainé – pardon, buzzé – a gagné, peu importe la véracité du buzz. Par exemple, une rumeur lancée sur tel ou tel personnage public marque durablement l’opinion, et s’avère ensuite très difficile à contrer ou à inverser. Ceci pourrait sembler contradictoire avec la règle selon laquelle un buzz chasse l’autre (axiome dit de « la mémoire du poisson rouge »), mais il apparaît que l’opinion a tout de même un minimum de mémoire pour les buzz concernant un sujet donné, et répugne à se passionner plusieurs fois de suite pour la même chose. La première impression dure donc – un certain temps, rien n’étant immuable ou définitif en buzzocratie. Et elle ne s’efface pas sans peine.
(5) Le buzz, enfin, sépare la population en deux catégories : « qui est in, qui est out », comme le chantait Gainsbourg. Il y a ceux qui chevauchent le buzz, et ceux qui laissent passer la vague. On peut laisser passer une, voire deux vagues, mais au-delà (axiome du poisson rouge), on risque de disparaître des radars de l’opinion, et se faire éjecter de la caste des buzzocrates. D’où une certaine tendance, chez les buzzocrates, à rester dans la roue les uns les autres, et à surenchérir les uns sur les autres.
Beaucoup d’hommes politiques, pour chevaucher le buzz, AFPisent donc leur discours. L’actualité des dernières semaines nous en donne quelques exemples. Dans l’affaire Mitterrand, il était difficile et peu sexy de disserter sur le statut littéraire du récit autobiographique, d’expliquer, dans la nuance et la précision, qu’un récit reste un récit et n’a pas valeur de déposition en justice ; défenseurs et contempteurs du neveu de Tonton ont donc préféré s’affronter sur le terrain des grands sentiments et de la morale avec un grand M, avec une rhétorique éprouvée du Bien et du Mal. Dans l’affaire de l’EPAD, plus récemment, on constata une surenchère de comparaisons animalières entre Arnaud Montebourg et Marine Le Pen pour décrire l’ancrage à droite de Neuilly. Aujourd’hui, enfin, c’est à qui moquera le plus fort la mémoire fluctuante du Président de la République. Autant de temps de parole, et d’attention, perdus (par exemple) pour un vrai bilan critique de mi-mandat.
On peut toujours se désoler (ou non) de cette modalité de l’opinion et de la communication, à l’ère d’Internet. Mais il est clair qu’elle est le produit d’une situation technologique, ainsi que des usages qui en sont faits, et qu’il serait donc vain de vouloir aller totalement à son encontre. Il y reste – et il restera sans doute toujours – une place importante pour l’information de fond, la réflexion s’inscrivant dans le temps long, la prise de recul. Mais tout une part de notre environnement, des journaux gratuits distribués à l’entrée du métro à la nébuleuse des blogs et sites d’information participatifs, tire dans le sens de cette buzzocratie. Les émetteurs d’information, et les responsables politiques en particulier, doivent donc se poser la question suivante : comment s’adapter à cette situation, sans s’y perdre et s’y aliéner ?
Réflexion à suivre, très prochainement, sur ce blog !
Romain Pigenel
EDIT Sur le même sujet et dans une optique très proche, lire aussi ce billet de Narvic sur slate.fr, que je viens de découvrir
2 Comments
Bel article Romain.
je partage veritablement le point de vue. d’autant qu’en etant publicitaire pendant 5 ans, je me rends compte qu’aujourd’hui tout en politique et en information devient pub : une accroche forte sans nuance (sensationnelle) qui doit faire parler (faire du buzz) et consommer (donc on donne le moins d’infos possible pour que le spectateur soit scotche dans l’attente d’une infime precision).
Ce qui me laisse penser que desormais il reste beaucoup de place a un veritable journal d’investigation, d’analyse et de reflexion sur l’actualite. gageons qu’il reste encore quelques personnes pour apprecier la reflexion..
Je pense comme toi, et je crois que les journaux sérieux type Le Monde ou Libé qui se lancent depuis quelques temps dans la course au scoop, aux buzz et à l’info en temps réel façon fil AFP font fausse route : à ce jeu ils seront toujours battus par l’Internet gratuit, et ils feraient mieux de se recentrer sur une offre hautement qualitative.
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[...] minutage pousse à l’uniformisation, et probablement à la scoopisation. Une « info », un angle, un buzz, et basta. Ironie de l’histoire, les blogueurs libres, [...]
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[...] un délai de transition de 48H, temps nécessaire pour que l’opinion et les médias aient oublié la tentative [...]
推一篇旧文,在2012大选来临、PS党内初选在即的时候,这篇显得特别合适:AFPisation de la vie publique : bienvenue en buzzocratie ! http://j.mp/nlXE5G
[...] qui a déclenché cette canonnade de l’ancien résident bruxellois ? Un des derniers buzz en date de la sphère politico-médiatique, une affaire de micro-cravate oublié, et captant, à l’insu [...]
[...] … La figure médiatique finit par étouffer la cause qu’elle porte et par nourrir la machine à buzz, avec des emballements du jour aussi vite produits, aussi vite oubliés. Fait éloquent, [...]
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