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Mediapart et les manifestations, ou comment « penser contre soi-même »

Alors que la gauche est tout entière arque-boutée contre le projet sarkozyste de réforme des retraites, alors que l’opinion la soutient largement et que des voix s’élèvent même au centre et à droite pour soutenir ce front de résistance quasi inédit, plus d’un internaute a probablement failli lâcher son iPad ou tomber de sa chaise en découvrant un article de Mediapart, paru entre les deux manifestations de la semaine dernière, et très sobrement intitulé : « le chiffre qui fâche ». Le chiffre – celui du nombre réel de manifestants à battre le pavé, chiffre qui serait, non pas égal à celui annoncé par les syndicalistes, non pas voisin d’une moyenne entre estimation syndicale et estimation préfectorale, pas même – non ! – approché par le seul comptage policier, mais bel et bien inférieur à ce dernier. Oui, vous avez bien lu : Mediapart, le fléau des Woerth et autres Bettencourt, a renvoyé dos à dos cégétistes et RG comme de vulgaires affabulateurs, tous coupables de sur-gonfler le nombre réel des manifestants.

« Nos chiffres? Ils vont en surprendre plus d’un. Mardi, Mediapart a comptabilisé à Paris environ 76.000 manifestants ». Contre, précisent les journalistes, « 89.000 côté police, 330.000 côté syndicats ». Que les syndicalistes magouillent les chiffres à la hausse, passe encore, mais que la préfecture leur donne un coup de main, qu’est-ce à dire ? Faut-il croire qu’un Nicolas Sarkozy magnanime a décidé, dans une réunion secrète, d’accorder aux organisations quelques milliers de mécontents en plus, histoire de ne pas trop les ridiculiser ? « Face à la radicalisation du mouvement, peut-être était-il de l’intérêt des pouvoirs publics de concéder aux syndicats une victoire symbolique… » Faut-il remercier Mediapart d’avoir mis à jour un odieux complot de plus ?

Un esprit curieux, tenté d’ouvrir le capot de cette étude, y trouvera quelques indications méthodologiques instructives. « A l’aide de compteurs à main [...], nous avons compté les manifestants quasiment un par un. Dans l’équipe bleue (parcours sud), deux personnes comptaient en même temps, et nous faisions la moyenne des deux compteurs toutes les 10 minutes environ. Dans l’équipe rouge, une seule personne comptait mais une autre vérifiait en cas de besoin. Cette méthode est, grosso modo, celle qu’utilise la police ». On remarquera qu’au passage est discrètement légitimée la méthode de comptage de la police, et, un peu plus loin, décrédibilisée celle des syndicats : « Il faut dire que la méthode syndicale exagère mécaniquement l’affluence ». Pourquoi pas – et de fait, les chiffres Mediapart sont assez proches de ceux de la préfecture – mais c’est un biais certain par rapport à la présentation générale de l’article, qui semblait de prime abord renvoyer dos à dos maréchaussée et organisations syndicales. Passons ; après tout, une expertise de terrain peut bien aboutir à la validation d’une méthode plutôt qu’une autre. Sauf que … les auteurs de l’article dénient tout caractère d’expertise, justement, à leur travail. « Disons-le tout de suite: notre résultat n’a rien de scientifique. Il s’agit d’une estimation, réalisée avec les moyens limités dont nous disposons à Mediapart, et qui ne saurait être comparée à aucune autre, puisque nous n’avions fait ce type de comptage auparavant. Il ne s’agit pas là de donner raison à un camp ou à un autre ». Et plus loin : Mediapart ne veut pas « jouer les arbitres », a travaillé « artisanalement », avec une méthode « loin d’être idéale ». A force de lire à la chaîne formulations hypothétiques, conditionnels, et précautions plus qu’oratoires, le lecteur finit par s’interroger : qu’y a-t-il d’indubitablement avéré dans ce papier, à part la présence de manifestants, et de journalistes-compteurs de Mediapart sur le parcours de ceux-ci ? Plus largement, pourquoi mener un travail de déconstruction – incertaine – des dires syndicaux, qualifiés d’exagérés et d’extrapolés, dans un contexte où le gouvernement a justement tout à gagner à revoir à la baisse le nombre de manifestants ?

Selon l’article, tout part du constat – banal – des écarts entre chiffres syndicaux et préfectoraux, qualifiés de « pantalonnade »; mais là où le commun des mortels voit, au plus, un motif d’amusement et range ces combats de chiffres dans le folklore mouvementiste, juste à côté des batailles rangées entre étudiants et CRS, la rédaction du média participatif trouve un étonnant prétexte à indignation. « A Mediapart, cette guerre des chiffres récurrente a exaspéré une partie de la rédaction. Peut-on tolérer ces écarts immenses dans une grande démocratie? Connaître le nombre de manifestants, n’est-ce pas une information cruciale? ». Albert Londres doit en frémir dans sa tombe. On insiste en conclusion : « [la principale leçon], c’est que la France, qui se veut un grand pays démocratique, aurait tout intérêt de se doter enfin de méthodes plus professionnelles de comptage. Cela n’éviterait certainement pas les polémiques. Mais éviterait que le débat social ne se focalise sur cette ridicule guerre des chiffres ». C’est bien connu, depuis des semaines et des mois, rien n’a été dit sur les retraites que les chiffres des manifestants, aucun argument n’a été échangé ; que l’on mette simplement en place une Haute autorité indépendante de comptage, et l’on sortira notre « démocratie sociale » de son « état déplorable ». Ah, mais réplique alors un lecteur attentif, tout ceci est bien étrange, puisque le même article affirme, quelques lignes plus haut, qu’il faut au contraire « se désintoxiquer de cette addiction aux chiffres des manifestants, qui n’ont qu’un intérêt très relatif » ! Étrange, effectivement. Résumons : premièrement, Mediapart a publié des chiffres-choc, censés démystifier affabulations syndicales et policières (« Syndicats, police, tout le monde ment »)… mais ces chiffres sont sans valeur objective et comparative ; deuxièmement, il est d’abord fondamental pour la « démocratie » de bien compter les manifestants, mais finalement, c’est inutile et « ridicule ».

Et si cet article « qui fâche » était guidé par autre chose que le seul souci de la vérité et de la sauvegarde de la démocratie ? En trois ans d’existence, Mediapart s’est taillé une solide réputation : celle d’un média participatif, de gauche, à l’avant-garde de l’antisarkozysme. Oui mais voilà, cela ne peut suffire au maître des lieux, le camarade Plenel, héraut français du journalisme d’investigation, du journalisme « apporteur de nouvelles qui dérangent », du journalisme dont « le travail n’est pas le commentaire, ni l’opinion, mais l’enquête », comme il l’expliquait doctement dans un numéro de l’émission Médiapolis où étaient abordées les limites, justement, de l’investigation auto-proclamée. « J’ai dérangé la gauche sous la gauche, je dérangerai la droite sous la droite ». En résumé, le journalisme comme un contre-pouvoir, voire comme un pouvoir parmi d’autres dans une démocratie bien réglée. Pour prétendre à ce rang, il faut nager dans d’autres eaux que celles de « l’opinion » ou du « commentaire » anti-sarkozyste ; comme l’écrivait le même Plenel dans un texte intitulé Le style du Monde en 2002, « Être au service de l’information signifie que l’on ne saurait hiérarchiser l’actualité en fonction de nos propres préjugés : il nous faut accepter de traiter ce qui nous dérange, nous bouscule ou nous choque, ne pas déformer ou omettre des faits selon nos intimes convictions, (…) apprendre à penser contre soi- même ». Déranger pour asseoir son pouvoir, penser contre soi-même : même artificiellement s’il le faut, en prenant le risque de susciter une polémique aussi inutile que fortement préjudiciable à la gauche dans un moment politique et social crucial.

Parce que malgré toutes leurs circonvolutions, les auteurs du papier en question, et le rédacteur en chef qui en assume la publication, savent très bien ce qui en sera retenu ; que Mediapart a organisé une enquête de terrain, et, dans un sublime effort d’impartialité, a pensé contre son camp, sans tenir compte des intérêts de celui-ci. On dira, pour paraphraser La Rochefoucauld, que surjouer le désintéressement, c’est vouloir se faire louer deux fois ; et en l’occurrence, on notera que le journal en ligne a bien choisi sa cible, en s’attaquant (comme on l’a vu) à un élément folklorique et reconnu comme tel, sans assumer totalement d’ailleurs la portée de son attaque, qui se nie elle-même dans le texte. Sur le fond, l’article est d’autant moins légitime qu’il n’apporte rien de neuf ou de vraiment pertinent ; la vraie question n’a jamais été celle du nombre exact de manifestants, mais de l’ensemble des signaux du mécontentement populaire, qui sont d’ordres fort différents (l’avis de mes voisins, les idées les plus reprises sur les blogs, les sondages, la composition des cortèges, le nombre et la qualité des grévistes …). Personne ne doute plus de la réalité de ce mécontentement dans le contexte actuel, pas même les ministres ; le papier de Mediapart le sait bien, lui qui fait simplement mine d’ouvrir un débat méthodologique, tout en prenant en fait la forme et les attributs d’un scoop, en espérant créer un buzz. Pour mieux accréditer l’idée selon laquelle le journal de Plenel serait, naturellement, au-dessus de la mêlée, des attachements partisans et autres turpitudes humaines.

Revendiquer et feindre une mythique indépendance, sans vraiment informer, et sur le dos du mouvement social ? Chacun appréciera. Du style du Monde à celui de Mediapart, ah que les vieux réflexes ont la vie dure !

Romain Pigenel

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8 Comments

  1. Asse42 wrote:

    Excellent décryptage du jeu médiatique qui consiste à s’attaquer à Sarkozy sans surtout en faire trop par peur de déranger le microcosme est d’être pointé du doigt.

    Oui j’avais remarqué aussi cet article ridicule dont Mediapart est parfois coutumier. Taper contre son camp serait l’oméga du contre-pouvoir démocratique? Pffff

    Mardi, octobre 19, 2010 at 9:49 | Permalink
  2. Pastisman wrote:

    La méthode et le fond de l’article de Médiapart sont peut-être sujets à caution (je ne l’ai pas lu), mais je trouve cette initiative INDISPENSABLE ! Que depuis des années, les “journalistes” se contentent de chiffres donnés par la Police et les Syndicats sans jamais essayer de trancher me fait penser à ces journalistes qui ne font que reprendre les dépêches AFP, ou les interviewers politiques qui ne contredisent jamais leurs invités. Alors l’info n’est peut-être pas cruciale, mais si on la donne, on la vérifie !!!
    C’est du moins mon avis de non journaliste :)

    Mardi, octobre 19, 2010 at 10:16 | Permalink
  3. La police et les syndicats enfin d’accords sur les chiffres des participants à la manifestation contre la réforme des retraites à Neuilly-sur-seine :
    - Police : 0 manifestants
    -syndicats : 0 manifestants

    Mercredi, octobre 20, 2010 at 0:14 | Permalink
  4. C’est une perle cet article, y compris dans la façon de doser les caractères gras !

    Mercredi, octobre 20, 2010 at 0:32 | Permalink
  5. nico93 wrote:

    Ecoute Romain, je ne te suis plus. Sur tes conseils, j’ai arrêté mon abonnement à Libé papier pour une formule à 9 euros chez Mediapart.
    Maintenant, tu me fais douter de Mediapart.
    Je suis perdu.
    Où dois-je m’abonner? Qui croire? A qui peut-on se fier?

    Mercredi, octobre 20, 2010 at 14:23 | Permalink
  6. Romain P wrote:

    @Asse42 : c’est exactement ça, se cogner la tête contre les murs devient une preuve d’indépendance. Comme si l’indépendance absolue était possible et avait un sens ! Les médias indépendants sont au moins dépendants de leur propre réussite économique et de leurs ambitions de pouvoir, ce qui n’est pas rien … Je préfère de loin un canard engagé qui s’affiche comme tel, sans se sentir obligé de se tirer une balle de pied de temps à autre. Est-ce que le Figaro dit parfois du bien de la gauche ?
    @Pastisman : à la tienne ! Plus sérieusement, si une enquête à l’ambition de vraiment trancher sur le sujet, alors qu’elle le fasse avec une méthode indubitable ou du moins manifestement “scientifique”. Ici, Mediapart passe la moitié de l’article à mettre en doute sa propre méthodologie. Où est la logique ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas d’autres moments pour faire un papier de ce genre?
    @Alain : on doit pouvoir modéliser l’écart d’estimation police-syndicat, il croît en proportion avec le nombre réel de manifestants …
    @antennerelais : merci :-)
    @Nico93 : je sais au moins à qui ne pas se fier, aux donneurs de leçons moustachus :-P

    Mercredi, octobre 20, 2010 at 18:56 | Permalink
  7. Emmanuel wrote:

    @ Romain: excellent pb de CM1 envoyé par mon ami Charles Cohen-Salmon, avec ses commentaires :
    Si l’on considère qu’il faut 45 min aux 80.000 bipedes du stade de France pour parcourir les 450m qui espérant ledit stade de la gare RER, à combien estime-t-on le nombre de bipedes composant deux cortèges de 4 km chacun défilant pendant 4h ?
    Réponse: 60.000
    1. Est-qu’on nous prends vraiment pour des cons?
    2. Quel est l’âge mental du capitaine ?

    Jeudi, octobre 21, 2010 at 1:57 | Permalink
  8. Emmanuel wrote:

    @Romain tjrs: et maintenant voici ma façon de voir les choses il y a presque un mois:
    http://www.lesmercredisduchangement.fr/la-guerre-des-chiffres-contre-la-democratie-sociale/

    Jeudi, octobre 21, 2010 at 2:01 | Permalink

11 Trackbacks/Pingbacks

  1. Romain Pigenel on Mardi, octobre 19, 2010 at 8:06

    [Variae] Cours camarade, le vieux Monde est derrière toi ! http://tinyurl.com/2fllpdo #retraites #mediapart #manifs #19Oct

  2. jegoun on Mardi, octobre 19, 2010 at 8:12

    “@Romain_Pigenel: [Variae] Cours camarade, le vieux Monde est derrière toi ! http://tinyurl.com/2fllpdo "

  3. Tefy Andriamanana on Mardi, octobre 19, 2010 at 8:19

    Chez @Romain_Pigenel > Le vrai débat des retraites, ce n'est pas le nombre de manifestants http://ow.ly/2VES9

  4. [...] les plus proches de la réalité et sont même souvent un peu au-dessus de la réalité… Variae __________________ Selon certains, il aurait fallu être patient avec Ben Arfa… J'espère [...]

  5. Variae › Une année sur Variae (2010) on Vendredi, décembre 31, 2010 at 19:27

    [...] Dégradation du débat politique, et dégradation conjointe de la qualité de la presse et des médias traditionnels. Tapis rouge déroulé pour un BHL botulisé lisant mal ses fiches ou choisissant mal ses collaborateurs (BHL ou l’arbre qui cache la forêt ), délires moralistes sur l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll (Les adorateurs du Dieu-Volcan), interviews politiques transformées en Questions pour un champion (Prix du ticket de métro et nombre de sous-marins – faut-il s’appeler Julien Lepers pour faire du journalisme politique ?), buzz insignifiants (Le Club DSK, autopsie d’une non-information) … Des grands organes de presse qui ne sont pas une contradiction près, fustigeant le capitalisme financier mais faisant de la pub pour le trading (Le trading pour les nuls ), défendant le féminisme mais ne se l’appliquant pas à eux-mêmes (Nouvel Observateur, vieux sexisme ), attaquant leur propre camp pour mieux souligner leur supposée indépendance (Mediapart et les manifestations, ou comment « penser contre soi-même). [...]

  6. [...] entendre, alors il ne restera de cette affaire que ce constat sordide : à savoir, qu’un site d’information se parant des plus hauts idéaux républicains est en réalité prêt à [...]

  7. [...] les fortes manifestations contre les retraites, les Français n’ont pas eu l’occasion de traduire concrètement leur [...]

  8. [...] les fortes manifestations contre les retraites, les Français n’ont pas eu l’occasion de traduire concrètement leur [...]

  9. [...] affectueusement mais fermement, qu’il existe un pays fantastique où l’on ne fait jamais grève, où les travailleurs travaillent, sans se plaindre quand on baisse leur salaire, et sans réclamer [...]

  10. Variae › Libé : les primaires, la tête au carré on Samedi, septembre 24, 2011 at 16:35

    [...] ne pourra pas accuser Libération de favoriser son propre camp. Tentative toute plenelienne de « penser contre soi-même », ou illustration d’une certaine haine de [...]

  11. Variae › Presse de gauche, tu m’emmerdes on Mercredi, décembre 14, 2011 at 13:08

    [...] comme le dirait le grand Plenel, le soin qu’elle prend à penser contre elle-même fait toute sa grandeur, [...]

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