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Le rap, grand oublié des médias ?

Ostracise-t-on sciemment un des genres musicaux les plus populaires dans les médias nationaux ? Coup sur coup, deux articles du Parisien et des Inrockuptibles viennent souligner le paradoxe du hip hop français, gros vendeur de disques dans un marché pourtant mal en point, mais boudé par les principales radios et chaînes de télévision, et ne disposant pas d’une presse spécialisée à la quantité et à la qualité satisfaisantes. Je ne sais pas si des statistiques existent sur la question, mais mon ressenti confirme subjectivement cet état des lieux, que ne contredisent d’ailleurs pas les programmateurs de médias généralistes interviewés dans ces papiers : le rap est quasiment absent des émissions grand public, et bénéficie en tout cas d’une représentation sans commune mesure avec l’influence qu’il a en France ; mis à part les médias de niche, il est dans le meilleur des cas cantonné, comme toutes les musiques « nouvelles » (autres que la sainte trilogie rock-pop-chanson), aux émissions branchées, qui d’Ardisson au Grand Journal de Denisot ont toujours été le refuge, en France, des esthétiques différentes.


On peut identifier des facteurs généraux et des déterminants plus spécifiques à cette situation. Pour commencer par le général, il est évident que le parcours médiatique du rap français rappelle le destin tortueux de toutes les esthétiques nouvelles et autres musiques dites de jeunes dans notre pays. Le rap a en effet connu des hauts et des bas, et des phases de plus ou moins grande exposition médiatique, depuis son apparition dans l’hexagone : dans les années 80, TF1 dédiait la mythique émission H.I.P.H.O.P. à un mouvement alors embryonnaire, avant d’abandonner le créneau et de contribuer ainsi à la première traversée du désert médiatique de cette musique ; puis au milieu des années 90 et jusqu’à la fin de la décennie, avec l’émergence des grands artistes français – MC Solaar, I Am, NTM, la nébuleuse Ministère A.M.E.R. dont le fantasque Doc Gynéco – le mouvement connut une nouvelle embellie médiatique, correspondant à la fois à une phase de plus grande maturité musicale et (pour certains de ses acteurs) de plus grande « commercialité ». Cette embellie, qui se traduisit par une relative normalisation (passages « à la télé », participations au concert annuel des Enfoirés, chroniques d’albums dans Télérama …), se faisait sur fond d’optimisme national retrouvé pour les « musiques actuelles » ; c’était en effet aussi l’époque de la French Touch dans l’électronique, avec les Daft Punk, Air et leur cohorte de clones plus ou moins intéressants ; les malentendus de cette vogue subite finirent par emporter l’un et l’autre mouvement, les années 2000 et leur « retour » combiné et du rock, et de la (nouvelle) chanson française tombant à point nommé pour légitimer le retour des … médias à leurs vieux tropismes musicaux.

Le décrochage entre la représentation médiatique nationale du hip hop – en baisse – et son influence dans le public – non démentie – me semble directement concomitant à la montée de la grand’peur des banlieues dans les années 2000, et à une évolution supposée de cette musique – parfois dénoncée par ses propres amateurs – dans le sens du gangsta rap et des références permanentes à la culture caillera, bien loin des rimes façon Bescherelle d’un MC Solaar. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « on » essaya dans le même temps de porter aux nues le slam, poésie scandée bien difficile à définir, si ce n’est comme une forme domestiquée et acceptable du rap par ailleurs décrié et poursuivi en justice. D’un côté, Grand Corps Malade qui fait des featuring avec Charles Aznavour ; de l’autre, Booba et Rohff qui se clashent sur fond de biz, dope, lope-sa et autres biyatch. Le slam, versant vraiment musical d’une culture pour adolescents bling bling et décérébrés ? C’est en tout cas l’instrumentalisation qui en fut (et en est) généralement faite, pour mieux justifier la mise à l’écart du rap en tant que tel, et des ses « mélodies difficiles » dont il est question dans l’article du Parisien.

En vérité, l’appréciation esthétique du rap est biaisée par une ambivalence jamais vraiment résolue, et consubstantielle à ce style musical. Le rap est-il un phénomène social – la CNN de la rue comme disait Chuck D de Public Enemy – ou une musique en tant que telle ? Corollairement, faut-il considérer un rappeur comme un porte-parole, voire un médiateur social, ou un artiste ? L’ambigüité est réelle et entretenue par le milieu : la dénonciation des imposteurs, des sucker MC’s qui surjouent l’origine populaire (voire la délinquance) mais vivent en complet décalage avec le ghetto est un leitmotiv du hip hop, chaque réussite entraînant son lot d’accusations de trahison et d’inauthenticité. Dès les « précurseurs » des années 90 (I Am « Reste underground », Fabe « Des durs, des boss … des donbis »), le sujet est débattu ; il explose dans les années 2000 avec le fameux brûlot de MC Jean Gab’1 (« J’t’emmerde ») qui consiste en un long déballage sur la vraie vie des rappeurs célèbres, rappeurs dont les morceaux reflèteraient plus les fantasmes que le quotidien. Bref, le fait qu’un rappeur connu puisse raconter sur le ton de la vérité (ou dans l’ambigüité) des histoires fictives ne passe pas, comme le démontra encore l’épisode Orelsan ; chaque artiste hip hop est renvoyé à son vécu, à ses racines, aux banlieues, voire en dernière analyse à sa responsabilité devant les jeunes qui l’écoutent. Cette ambivalence nourrit et justifie très probablement l’ambigüité des grands médias face au rap : il est pour ces derniers facile, dans ces conditions, d’interroger tel ou tel artiste hip hop sur la réalité sociale de la banlieue et non sur sa production musicale, considérée comme secondaire – sauf quand cette dernière est susceptible d’être taxée de violence, de misogynie, d’homophobie ou pire. Que des chanteurs bien installés puissent s’égarer dans les mêmes travers, donner dans le crypto-racisme ou chanter leur haine de l’impôt, ne semble pourtant pas choquer grand monde … En outre, il est certain que plus on laissera le rap se cantonner à un ghetto musical et social, plus il se confortera dans ses clichés ; c’est en lui donnant plus d’espace et une meilleure visibilité/légitimité que l’on pourra encourager la maturation et l’introspection d’un mouvement dont les pionniers approchent désormais la cinquantaine, loin du cliché des “petits frères” qui tiennent les murs.

Tout ceci renvoie enfin au sort problématique qui est réservé en France à ce vaste ensemble musical qu’est la black music ou le groove sous toutes ses formes, depuis la techno (qui est une musique fondée par des Afro-Américains, on tend à l’oublier) jusqu’aux musiques caribéennes en passant donc par le funk et le rap, esthétiques souvent considérées au mieux avec une bienveillance hautaine, au pire avec mépris par des programmateurs bercés de rock et de chanson. Acceptables à petite dose ou quand elles sont émasculées et mélangées avec les sons dominants (le slam, donc, mais on pourrait aussi citer pour la musique électronique la vogue du lounge façon musique d’ascenseur), réduites à des parodies dans leurs premières apparitions médiatiques (Lagaff’ et son « Bo le lavabo » singeant la house, Frankie Vincent et son zouk salace, Kamini le rappeur rural …), rabaissées au rang de musiques légères et festives (le disco à perruque, la Compagnie Créole, la dance façon Guetta) ou pour adolescents, elles peinent à accéder à la reconnaissance et au respect dus à des mouvements culturels déjà anciens et d’une richesse souvent insoupçonnée. Dans le cas du rap, le manque de public ne peut pourtant être utilisé pour justifier cette mise à l’écart de fait. A moins qu’il ne faille deviner derrière cette myopie musicale un rejet plus profond à l’égard des Français que le hip hop est censé représenter ?

Romain Pigenel

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8 Comments

  1. alex twist wrote:

    le rock est-il vraiment mieux traiter en france? à peine sérieusement

    le slam que tu décris comme une version “propre sur elle” du rap a ses équivalents dans le rock

    et il ne faut pas croire, plein de gens n’y entendent rien au rock, et en plus à la différence du rap, il y a plein de détracteurs au sein même des amateurs

    au moins le rap a un vrai public en france et je reconnais l’importance populaire que ça a, après il faut voir que c’est pas parce que booba va passer sur nrj ou sur tf1 que ça va toucher un public plus large, ça risque au contraire de le mettre en porte-à-faux avec son public de base sans lui permettre de toucher un autre public

    l’argument des mélodies “difficiles” est-il un faux-semblant pour éviter des choses qui fâchent, à moitié oui, à moitié non

    quoi qu’il en soit, si le rap français était accessible musicalement il aurait aucun mal à s’exporter à l’étranger, or ce n’est pas le cas, ça reste purement franco-français
    ce qui veut bien dire que le principal atout du rap c’est les textes plus que l’aspect mélodique

    en dehors de ça, doit on blâmer des gens de ne pas vouloir diffuser des textes violents et négatifs sur des grandes ondes? je veux dire ces types veulent vendre du rêve, du bonheur, ils veulent pas de types qui parlent d’une réalité (plus ou moins réelle) qui donne envi de se casser ailleurs
    je comprends leur position, et clairement le rap en bénéficie aussi, la crédibilité ghetto ça marche aussi là dessus…

    indirectement on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre

    enfin quoi qu’il en soit, et même si je déteste le rap français (j’ai le droit d’aimer du rock, même si on voudrait bien me faire croire que le kanye west est un chef d’oeuvre qui va me donner envi de ranger mes disques des byrds) je reconnais que c’est une forme très populaire et qui représente réellement une partie importante de la France d’aujourd’hui, et probablement au fond un effort des grands médias devraient être fait dans ce sens, mais bon je comprends aussi les intérêts financiers

    enfin voilà c’est confus, mais c’est assez long et dense comme texte

    Mercredi, décembre 22, 2010 at 4:03 | Permalink
  2. Et si tout simplement le rap c’était de la merde ?
    Tous les mouvements musicaux, y compris ceux avec un public de “fans” ont connus l’ostracisme et la mise au placard : le Rock dans les années de sa création (55/58), le punk (75/78),le hard, le “garage” (2000/2005)et les “grands médias” ont toujours préférés les versions “adoucies” et consommables. Il est des artites qui remplissent Bercy trois soirs de suite et qui ne passent JAMAIS à la radio. Ce n’est donc pas un critère (la médiatisation) d’appréciation de l’intérêt “musical” du mouvement RAP.Après on peut y trouver, derrière les mots valises, un intérêt sociologique…mais est ce le but de la musique ?
    On aime ou pas, c’est la deuxième option en ce qui me concerne

    Mercredi, décembre 22, 2010 at 21:01 | Permalink
  3. Romain P wrote:

    @Alex : je pense que le rock est quand même globalement mieux traité ; même si on met probablement en avant ses productions les plus édulcorées, quelques groupes de qualité ont quand même toujours eu droit à des égards médiatiques (Noir Désir en est un bon exemple) inimaginables pour des équivalents hip hop (NTM ou Oxmo par exemple). Et je ne parle pas ici seulement de TF1/France 2, mais aussi des médias plus “pointus” mais néanmoins généralistes (type France Inter). Les problèmes d’exportation que tu signales sont évidemment liés à l’importance des textes dans cette musique, et à la polarisation du marché sur les Etats-Unis. Quant aux textes violents et négatifs, ils ne représentent pas TOUT le rap, loin de là ; c’est l’arbre qui cache la forêt et que l’on met en avant quand on veut jeter le bébé avec l’eau du bain … Donne-moi les clés d’une émission musicale et je te fais une prog intéressante sans être gnan-gnan-slam :-)

    @Alain : oui c’est le propre de toutes les musiques “de jeune”, elles se marginalisent avant d’intégrer progressivement le mainstream, mais on voit bien que cette intégration est plus compliquée pour le rap et pour toutes les musiques que j’appelle noires. Il y a un gap culturel qui limite leur prise au sérieux. Rien à voir avec les USA pour le coup.

    Jeudi, décembre 23, 2010 at 1:39 | Permalink
  4. Anaïs Misfits wrote:

    Très bel article, et mention spéciale pour “Nouvel Observateur vieux sexisme”. Je n’aurais dit mieux. Merci pour le renvoi vers mon blog et mon post sur ce cher Sardou. Je vous ajoute dans ma blogroll. Bonne soirée !

    Samedi, décembre 25, 2010 at 19:48 | Permalink
  5. Romain P wrote:

    Merci et ajout en retour :-)

    Dimanche, décembre 26, 2010 at 2:28 | Permalink
  6. babacar wrote:

    très bon article! dans tous les cas Ici au Sénégal le rap ne souffre pas de cet ostracisme!

    Mercredi, décembre 29, 2010 at 7:18 | Permalink
  7. Romain P wrote:

    @Babacar je suppose qu’il souffre moins du règne de la variété et de la chanson …

    Jeudi, décembre 30, 2010 at 20:08 | Permalink
  8. babacar wrote:

    oui mais au Sénégal aussi nous avons une variété qui est le mbalax et qui règne en maître.le rap arrive quand même à avoir une place même s’il tarde encore à se développer commercialement. tout le contraire donc en France!

    Vendredi, décembre 31, 2010 at 1:07 | Permalink

6 Trackbacks/Pingbacks

  1. Romain Pigenel on Mercredi, décembre 22, 2010 at 1:01

    [Variae] Le rap, grand oublié des médias ? http://tinyurl.com/29lyn3c

  2. Tefy Andriamanana on Mercredi, décembre 22, 2010 at 9:22

    Variae > Le rap, grand oublié des médias ? http://ow.ly/3t1an

  3. Romain Pigenel on Mercredi, décembre 22, 2010 at 10:33

    Le #rap est-il tenu à l'écart des grands médias ? http://bit.ly/gP19We #hiphop

  4. Variae › Martine Aubry, récidive numérique on Mercredi, septembre 7, 2011 at 22:51

    [...] inverse : la musique téléchargée est bien légale (sauf peut-être s’il s’agit de hip hop et que l’UMP est au pouvoir …), mais c’est la « transaction » – la copie [...]

  5. [...] très peu compatible avec celle-ci. Sauf pour des sujets très particuliers (comme HADOPI, ou la place du rap dans les médias) – mais cela exclut tout ce qui fait le pain quotidien d’un blog musical, revues de [...]

  6. [...] cheveux en épis, et d’autres jeunes plus marqués cité, survêt’, baggy, casquette et grosses chaînes. Par petits groupes on s’interpelle bruyamment, on fait de grands gestes brusques, de ceux [...]

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