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Après la mort programmée du CD, celle du MP3 ?

Depuis quelques jours et semaines, le web bruisse d’annonces relatives à l’entrée sur le marché du streaming musical de plusieurs géants du secteur, Amazon aujourd’hui via son Cloud Drive, Apple et Google demain. Leur objectif serait de permettre aux internautes de consulter plus librement, et à partir de n’importe où, la musique qu’ils téléchargent. Et si ces grandes manœuvres sonnaient le glas de l’ère du disque que l’on achète ou que l’on pirate, et l’avènement d’un mode de consommation musicale bien différent ?

Objet central de la culture de masse, le « disque » au sens large du terme (vinyle, CD, cassette, DVD …) n’en est pas moins récent au regard de l’histoire de la musique. Un disque, c’est trois choses : d’abord le support physique en lui-même ; ensuite, une certaine séquence de morceaux, dans un ordre qui s’impose à l’auditeur ; enfin bien sûr, les morceaux en eux-mêmes, enregistrements dont on dispose et qui peuvent être réécoutés à l’envi, parce qu’on les possède. Ce sont ces trois fonctions qui ont forgé la culture musicale contemporaine telle qu’on la connaît, et qui sont remises en question par la révolution digitale en cours. Support physique : c’est la dématérialisation à l’œuvre depuis dix ans qui s’y attaque, avec le passage de l’objet disque au fichier. Séquençage : la dématérialisation fait que ce qui compte n’est plus l’album (ou le single, ou l’EP, etc.) mais le morceau, que l’on peut acheter à l’unité. Fini le temps des face A/face B, et même du CD avec « intro » et « outro », avec une histoire qui se déroule. Possession : que veut dire posséder un fichier, c’est-à-dire un objet informatique duplicable à l’infini ? Le morceau le plus rare ne l’est plus à partir du moment où il est enregistré en fichier puis mis en ligne ; à mesure que les catalogues de labels et de majors sont mis à disposition sur les sites d’achat de musique, le processus d’acquisition se limite à une recherche sur un moteur dédié et à quelques clics pour effectuer le paiement ; tout le cérémonial (voire le parcours du combattant) qu’il fallait il y a encore peu accomplir pour acquérir un disque, surtout quand on vivait loin des grandes métropoles et/ou qu’on cherchait une référence pointue, tend à devenir un lointain souvenir. Ajoutons à cela qu’avec le piratage à grande échelle et le peer-to-peer s’est banalisé le fait (auparavant limité à quelques collectionneurs, DJ ou mélomanes) d’avoir des milliers de morceaux en sa possession, sur son ordinateur et son lecteur MP3 ; bref, « avoir un disque » ou de la musique est une situation qui s’est considérablement désacralisée en seulement quelques années.

La conséquence la plus évidente de ces évolutions a été la chute rapide de la vente de CD. On considère souvent que cette dynamique consiste grosso modo en un système de vases communicants entre achat de musique sur support physique, d’une part, et d’autre part acquisition de musique sous forme de fichier ; et partant de là, que toute la problématique serait de réguler, pour cette dernière, la balance entre piratage et offre légale. Autrement dit : cognez durement sur le piratage (merci HADOPI !) et alors l’internaute se reportera sur Fnac.com, iTunes ou Amazon, et les majors et labels retrouveront leur volume de vente d’antan, mais en fichiers. Cette analyse n’est pas absurde mais fait à mon sens l’impasse sur une évolution parallèle des usages du web, pourtant tout aussi lourde de conséquences.

Cette évolution est bien sûr celle de la socialisation, c’est-à-dire des réseaux sociaux et de l’extension progressive de leur principe à l’ensemble du web (on lira à ce sujet la récente et stimulante réflexion de Pierre Bellanger, patron de la plate-forme Skyblogs, sur le blog d’Henri Verdier). La consommation d’information et de médias en ligne se fait de plus en plus sociale, c’est à dire que ce qui compte est le partage et le commentaire, dans une relation non plus strictement duale (j’envoie un fichier ou un lien par mail à un ami) mais largement plurielle (je souhaite diffuser le lien/morceau/vidéo à tout ou partie de mon réseau de contacts). Or pour réaliser cela, avoir sur son disque dur le média en question n’est pas nécessaire ; cela devient même un obstacle technique. Il va falloir le trouver, ce média, sur les serveurs d’un site de streaming spécialisé (type Dailymotion), ou être en capacité de le mettre en ligne soi-même sur un tel site. La première solution est bien plus simple (en termes d’expertise technique et de temps) et tend à être de plus en plus intéressante, à mesure que l’offre en termes de contenus – souvent gratuits – progresse, ce qui se fait à un rythme soutenu.

Le streaming prend donc une importance croissante. Et cette importance vient rencontrer, pour la musique, les habitudes prises avec le MP3 : quand on consomme un nombre important de morceaux, quand on accumule des centaines ou des milliers de titres que l’on n’écoutera parfois qu’une fois, on n’a pas forcément envie de les acheter, ni même de les télécharger illégalement pour encombrer son disque dur. L’écoute directe en streaming quand l’envie s’en fait sentir – sans passer par la case acquisition – devient une alternative tentante, surtout qu’elle comble également les besoins sociaux que je viens de mentionner (« partager » avec ses contacts un MP3 que l’on a sur disque dur ou carte mémoire demeure une tâche lourde, voire chronophage). Les webradios, mais surtout les sites d’écoute à la demande type Spotify, Deezer, ou plus pointus comme Wolfgang’s Vault consolident cette alternative.

La technologie accompagne et pousse ces changements. Après l’avènement de l’accès web fixe permanent et à haut débit, l’amélioration du débit de l’Internet par téléphone banalise le streaming. Des chaînes hi-fi, dédiées à l’écoute domestique (comme le système Sonos), mélangent musique directement possédée et musique disponible en streaming quand on recherche un morceau. Bref, pour la majeure partie des internautes amateurs de musique, on passe(ra) progressivement d’une problématique d’avoir à une problématique d’accès et de « partageabilité ». L’important n’étant plus tellement d’acheter au coup par coup tel ou tel disque/morceau qui plaît, mais d’être en mesure d’accéder en permanence à un répertoire large et diffusable.

L’avenir, pour la musique et la vidéo, me semble donc pencher naturellement non pas du côté des magasins en ligne (qui sont la continuation des habitudes d’antan, de l’époque de la musique sur support physique), mais des services de streaming, qui en toute logique vont devenir une composante basique des abonnements internet (l’offre conjointe Deezer-Orange ouvre la voie). La révolution de la dématérialisation a ouvert une brèche dans l’idée d’achat de musique « à la pièce », et on ne voit pas ce qui pourrait l’empêcher d’aller à son terme. Bien sûr, cela ne se fera pas du jour au lendemain : acquisition et streaming peuvent cohabiter un certain temps, l’inertie des habitudes pesant toujours lourdement en ce domaine, et il y aura toujours une utilité de l’acquisition dans des cas particuliers (musiciens et producteurs, DJ, recherche de morceaux rares) ; mais les nouvelles générations de « digital natives » pourraient bien jouer un rôle d’accélérateur décisif. La musique achetée sous forme de fichier n’est probablement qu’une étape éphémère dans la révolution numérique : un MP3 ou équivalent n’a aucune valeur, de par sa duplicabilité et sa qualité musicale moyenne. La finalité du numérique (CD y compris) est la facilité de son écoute, et son usage tendra toujours plus vers cette objectif ; subsistera en revanche, probablement plus longtemps, le disque vinyle : pour la qualité de l’analogique dans une perspective d’écoute audiophile, et pour la mythologie particulière qui entoure l’objet.

Bien entendu, tout cela ne règle en rien (peut-être même au contraire) le problème de la rémunération des artistes et des producteurs. Mais les réflexions à ce sujet qui feraient fi du contexte ici décrit ne produiront, à mon avis, rien d’autre que des pansements très provisoires.

Romain Pigenel

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8 Comments

  1. tout cela ne règle en rien (peut-être même au contraire) le problème de la rémunération des artistes et des producteurs”.

    La rémunération des artistes doit se faire par le “spectacle vivant”. Ceci évitera la production de daube en laboratoire (genre Laurie)…

    Lundi, avril 4, 2011 at 9:14 | Permalink
  2. “Fini le temps des face A/face B ” Oui, bien terminé en effet.

    Lundi, avril 4, 2011 at 9:22 | Permalink
  3. chourka wrote:

    Et ce qui est vrai pour la musique va devenir également très vrai pour le cinéma ou l’offre de visionnage en streaming bien que relativement récent est en très forte progression.

    Lundi, avril 4, 2011 at 14:02 | Permalink
  4. C’est moins tel support qui a fait nouveauté dans l’histoire de la musique (les rouleaux avant les 78 tours), que l’invention d’un procédé d’enregistrement puis de lecture (conversion des ondes sonores en relief physique, et vice versa). La chose intéressante à noter avec l’arrivée du numérique, c’est que la “chaîne physique” qui existait ininterrompue entre le musicien et l’oreille du discophile, a été brisée net, remplacée au milieu par un encodage. Contrairement aux affirmations des publicités de l’époque, complaisamment relayées par les médias et qu’intégrèrent comme des moutons la plupart des gens, l’arrivée du CD fut un désastre musical, en tous cas pour le mélomane, une pure escroquerie (en partie compensée par le côté pratique, en particulier facilité d’accès à telles plages ou parties). D’ailleurs dans la presse spécialisée, au bout d’un moment, se généralisa le même compliment ultime pour les lecteurs CD audio haut de gamme : « son/écoute analogique » ! (sauf que là il fallait raquer une fortune pour ce (soi-disant) “son analogique”, qui auparavant s’était tout à fait démocratisé avec le 33 tours et la “chaine hi-fi”). Avec le mp3, lu par un ordi ou un baladeur numérique, on s’éloigne résolument de ce que l’on appelait avant “haute fidélité”, par contre on progresse toujours davantage dans le côté “pratique” (comme tu dis : “facilité” d’écoute).

    Chose intéressante, du côté de l’oeil on remarque que là en revanche il y a en ce moment recherche d’une plus grande définition, surface d’écran etc. : comme une recherche d’une “haute-fidélité” (vidéo/photo) qui n’aurait pas encore été atteinte – tandis que du côté de l’oreille c’est carrément la chute libre. On voit bien que la visée principale dans tout ça, c’est de faire consommer le consommateur. Comme on peut lire dans l’intro du “Que-sais-je” sur “La télévision en couleurs” (Robert Guillien, PUF, 1968, p. 5) :

    « Cette attirance de tous les publics vers la couleur a été encouragée pour des fins commerciales. L’électronique s’est développée d’abord dans les pays les plus industrialisés [...]. Les marchés intérieurs des appareils de radiodiffusion y avaient tendance à saturation, jusqu’à ce que des domaines nouveaux comme celui des ondes métriques à modulation de fréquence utilisées pour la transmission de musique à haute fidélité, et surtout l’apparition de récepteurs petits et légers à transistors d’un prix abordable viennent les ranimer. »

    Et le consommateur berné, bardé d’un “smartphone” qui lui a coûté une fortune et qu’il faudra changer l’année prochaine (1), les yeux rivés sur un écran du matin au soir, de se convaincre qu’il participe à la grande révolution de l’Humanité nouvelle, à base de « socialisation » et de « partage »… ;-)

    ça fait des mois que je cherche cette phrase (mais pas sûr que ce soit celle-là, peut-être ailleurs chez lui on trouve la même idée encore mieux exprimée) :

    « Cette façon de penser était dans mon tour d’esprit, elle flattait ma passion : c’en fût assez pour m’y livrer sans réserve, et rire même de l’impertinent scrupule que je croyais m’être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n’attaque jamais à découvert, mais qu’il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque vertu. »
    (Rousseau, “Les confessions”, IX)

    ;-)

    (1) Sur “l’obsolescence programmée”, documentaire essentiel de Cosima Dannoritzer (“Prêt à jeter”, 2010, 74 mn) :
    http://www.youtube.com/watch?v=iB8DbSE0Y90

    Lundi, avril 4, 2011 at 14:42 | Permalink
  5. @Alain : d’accord avec toi pour le live, mais à un moment la production d’un disque dans de bonnes conditions coûte quand même quelque chose … Il faudra bien que les opérateurs télécom se décident à cracher un peu au bassinet (et qu’on améliore la répartition de la manne générée, mais c’est encore une autre histoire).

    @Dominique : c’est drôle, quand j’écoute en CD ou sur ordinateur des albums que j’ai d’abord connus en K7 ou vinyle, j’ai toujours le réflexe de me lever pour aller changer de face quand on arrive au dernier morceau de A ou B :-)

    @Chourka : carrément, même si visiblement le DVD résiste mieux que le CD en termes de vente(probablement du fait de la qualité supérieure du contenu, des bonus, de l’image en plus du son …).

    @Antenne : merci pour ton développement ! Sur le différentiel de qualité numérique/analogique, on est d’accord. Le CD et sa norme redbook ont 30 ans et sont aujourd’hui clairement obsolètes. Mais je crois que les oreilles des gens (et notamment des jeunes) sont tellement massacrées, ephysiquement et en termes d’éducation, par les sons compressés que l’on entend partout, que la question de l’audiophilie va rester très restreinte (et puis soyons honnête, sur une chaîne hifi de moyenne gamme, CD et source analogique sonnent grosso modo pareil). Pour la socialisation et le partage je suis moins sévère que toi, visiblement “on” y a pris goût sans forcément être manipulés par je ne sais quel plan marketing : c’est vrai que c’est sympa de pouvoir faire écouter facilement un morceau auquel on pense. Certes, en 128 kbps miteux au mieux mais …

    (merci pour la citation de Rousseau, elle est excellente)

    Mardi, avril 5, 2011 at 0:40 | Permalink
  6. antennerelais wrote:

    Les 78 tours avaient parait-il une qualité de médium supérieure à celle des 33 tours, comme quoi à chaque “progrès” on y perd quelque part… #Rousseau

    Mardi, avril 5, 2011 at 13:54 | Permalink
  7. En dehors du fait que je croyais, à tort manifestement, que la guéguerre analogique/numérique était finie, deux petites remarques.

    D’abord réjouissons-nous que le streaming aide à faire comprendre aux industries culturelles qu’un modèle viable pour internet est certainement plus proche de celui de la radio que de celui du commerce de supports.

    Cela dit, il convient tout de même de ne pas oublier que le streaming n’est en rien différent du téléchargement dans la mesure où c’est le client (au sens informatique des réseaux du terme), c’est à dire celui qui reçoit, qui choisit l’usage qu’il fait du flux reçu. Le serveur, celui qui alimente ce flux, n’a pratiquement aucun contrôle sur ce choix.

    C’est exactement comme l’eau qui arrive au robinet. Vous pouvez très bien boire directement au robinet, c’est du streaming, ou bien stocker l’eau dans une carafe pour un usage différé, c’est du téléchargement. Mais la compagnie des eaux ne peut empêcher ni l’un, ni l’autre…

    Ici réside, à mon avis, la fragilité fondamentale de tout modèle fondé sur le streaming.

    Mardi, avril 5, 2011 at 14:51 | Permalink
  8. @Antenne : jamais entendu ça ! Je connaissais juste la forte propension à perdre en medium, avec le temps, des “acétates” promotionnels …

    @Patrick Lazareff : il me semble, pour prolonger votre métaphore, que le consommateur de musique “lambda” va progressivement perdre l’habitude ou l’usage de la cafetière. D’autant plus qu’enregistrer un flux demande un logiciel et quelques opérations qui, si elle ne sont pas insurmontables, ne sont pas non plus complètement banales et transparentes. En ratio effort/résultat le calcul est vite fait … Après, pour que le streaming devienne la norme, il faut qu’il s’insère de façon indolore et indiscernable dans les offres d’accès à Internet. Si pour quelques euros de plus Orange SFR et consorts incluent une offre de stream musical dans tous leurs abonnements standards, iTunes et cie vont avoir de sérieux soucis à se faire.

    Mercredi, avril 6, 2011 at 1:35 | Permalink

4 Trackbacks/Pingbacks

  1. Romain Pigenel on Dimanche, avril 3, 2011 at 23:36

    [Variae] Après la mort programmée du CD, celle du MP3 ? http://tinyurl.com/3dqe8w2

  2. Romain Pigenel on Lundi, avril 4, 2011 at 14:18

    #Musique : comment le #streaming va tuer le #mp3 #variae http://bit.ly/gHhS73 #cloud #amazon #google

  3. [...] c’est plus fort encore que mon HADOPI, alors on m’a dit de dire qu’j’allais interdire le striming, que comme ça j’allais gagner les voix des artistes et même que comme ça Didier Barb’livien [...]

  4. Romain Pigenel on Lundi, octobre 22, 2012 at 14:35

    @lactualaloupe c'est la logique au bout de la numérisation, vidéo comme musique … j'avais commis cela y a un an http://t.co/WUI80B8c

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